Il faut sans cesse tenter de penser la Guerre
Par Olivier ABEL, professeur de philosophie et d’éthique à la Faculté de théologie de Montpellier
Comme philosophe, dont le rôle est de prendre du recul sur la société, comment vivez-vous cette crise, cette guerre aux portes de l’Europe ?
La guerre est là, la vraie, pas des « opérations de maintien de la paix » ou de gendarmerie pour tenir les frontières et les marges d’un lointain « rivage des Syrtes » ! Tous les lieux internationaux de dialogues sont impuissants et effondrés, la menace atomique est à peine voilée, Poutine qui ne pense qu’à cela depuis longtemps, semble vouloir aller jusqu’au bout — c’est à dire peut-être jusqu’à ce que la Force l’abandonne, jusqu’à la chute ! Quant à nous, cette guerre nous trouve impréparés. À vrai dire, les humains sont par définition impréparés à ce qui arrive, et l’illusion serait de croire que l’on peut s’y préparer. Que veut dire « préparer la guerre » ? Dans le même temps, en bientôt quarante ans d’enseignement à l’IPT, par trois fois j’ai fait cours sur la guerre : la guerre est un fait humain total, important, il faut sans cesse tenter de la penser, frontalement, et ne pas en chasser la pensée comme une mouche négligeable. D’ailleurs, pour reprendre une formule de la philosophe Simone Weil, « on est toujours barbares avec les faibles » : il faut donc sans cesse construire des rapports de force tels que personne ne soit trop faible. Mais un rapport de force bien construit doit permettre de vivre en se déprotégeant, je veux dire sans se barder dans un pseudo sentiment de sécurité qui nous laisse insensible aux autres et à l’état du monde. Ces considérations « philosophiques » une fois posées, reste que c’est l’Europe qui est attaquée, par un fou, sans doute, ivre de Force brute, mais rappelons que Poutine est au pouvoir dans un pays qui ne cesse d’osciller entre occidentalisation et refus de l’occidentalisation. On a la même oscillation dans bien des pays, et on est là au cœur du scénario actuel, celui de la revanche générale contre l’Occident, et particulièrement contre la trop faible Europe.
Dans votre livre, vous montrez que l’humiliation est devenue un ressort essentiel de nos vies, tant personnelles qu’au niveau de nos sociétés. Le sous-titre est explicite : « le nouveau poison de notre société ». Comment êtes-vous arrivé à cette conclusion ?
Oui, c’est un thème que je travaille depuis longtemps, et dont j’ai peu à peu découvert l’amplitude et la profondeur. L’humiliation n’est pas nouvelle dans l’histoire, on a toujours eu des représailles d’autant plus terrible que le vaincu initial avait été humilié, avec une disproportion dans la rage qui est notable. Et dans nos vies intimes aussi l’humiliation est un sujet immense et ancien, qui ravage les familles et les amours. Mais je dirais que la société marchande, capitaliste, qui s’est d’ailleurs doublée d’une société de normes et de règles juridiques, a valorisé ce qui pouvait être quantifié, mesuré, normé, alors qu’une partie des torts et des offenses ne rentre pas dans le monde réglé et quantifié de ce qui s’échange aisément. L’humiliation est subjective, non quantifiable, elle attaque la confiance en soi du sujet parlant, et fait taire pour longtemps. Elle nourrit un ressentiment souterrain qui ressort bien plus tard, avec des effets souvent sans commune mesure. C’est un poison d’autant plus terrible que dans le ressentiment on réagit à tout comme s’il était question d’humiliation, on ne voit plus que cela, et on devient insensible aux humiliations actuelles que l’on fait subir à d’autres.
Marcel Mauss, affirmait, dans son « Essai sur le don » que c’est le don et la dette qui fondent nos échanges. L’humiliation a-t-elle remplacé cet échange ?
Il existe en effet une forme d’échange qui n’est pas marchand, et qui correspond à un besoin humain spécifique, celui de la reconnaissance. La reconnaissance n’est pas la rétribution, elle prend du temps, et nous revient plus tard, sans rapport apparent avec le don. Or ce sont ces circuits de la reconnaissance qui sont dévastés par l’humiliation. L’humiliation est en quelque le double négatif de la reconnaissance.
Votre argumentation rejoint évidemment notre actualité : la guerre russe à l’Ukraine semble la revanche d’un président et peut-être d’un peuple humilié lors de la chute de l’empire soviétique. Est-ce l’un des ressorts profonds de cette crise ?
On peut comparer à ce qui s’est passé dans l’Allemagne nazie, comme en contrecoup du Traité de Versailles (remarquons que c’était des années après), ou bien à ce qui se passe aujourd’hui dans le discours de la Chine de Xi Jinping ou de la Turquie d’Erdogan. Bien sûr il n’est rien qui soit l’effet d’une seule cause, tout ce qui est humain doit sans cesse être pluri-interprété ! Mais je me souviens en 1990 sur une base américaine en Turquie, au milieu du matériel bradé de l’Armée Rouge, un pastiche d’insigne de l’armée de l’air, avec l’étoile rouge au milieu et, à la place des ailes, de chaque côté, des jambes écartées ! L’arrogance des Occidentaux qui se croyaient les vainqueurs définitifs, à la chute du mur, combien j’en ai eu honte ! Mais je sais bien aussi les manipulations cyniques du ressentiment revanchard, dans la Russie aujourd’hui comme dans d’autres pays, ou comme dans un islamisme haineux qui se prétend répondre aujourd’hui encore à la colonisation, sans voir les nouvelles colonisations à l’oeuvre. Et puis il ne faut pas sous estimer que la Russie, portée par un rêve religieux eschatologique ou messianique, que le stalinisme avait su instrumentaliser, est aujourd’hui encore le pays utopique de « la troisième Rome, qui durera éternellement » !
Sommes-nous condamnés à cette succession des humiliations ou des sentiments d’humiliation ? Comment pourrions-nous imaginer des solutions pour sortir de cette fatalité ?
En tous cas nous devons y devenir sensibles, ne pas hésiter à en parler, et ne pas minimiser le phénomène. Il y a certainement aussi un apprentissage de l’humour, par exemple dans des jeux de société, où l’on apprend à être des bons gagnants, qui savent qu’ils ne seront pas toujours les plus forts, et des bons perdants, qui savent qu’ils ne seront pas toujours les plus faibles. On apprend ainsi à être « grand » sans arrogance et « petit » sans être humilié. Dans cet ouvrage cependant je cherche à montrer la dimension politique non seulement du poison mais du « remède ». Il faut d’abord que les institutions montrent l’exemple, et veillent à se montrer non-humiliantes. Mais cela touche la société entière et c’est en travaillant sur la tragédie grecque (mais les textes bibliques sont très riches dans le même sens) que j’ai découvert qu’une de ses fonctions était de convertir les passions terribles de la stasis (la guerre civile) et de la vengeance, les Érinyes, comparées à des chiennes assoiffées de sang, de manière peu à peu à les apaiser jusqu’à ce qu’elles deviennent les bienveillantes Euménides. Or cette transfiguration, qui est une conversion au « politique », est due non à la victoire d’Athéna sur les déesses, mais au contraire au fait qu’Athéna, loin de les humilier, leur reconnait une place au bord de la cité. Il me semble que nous en sommes là, aujourd’hui, et jusque dans notre société française, avec un espace politique envahi par des affects et des sentiments qui jadis trouvaient leur place et leur forme canalisée dans des espaces méta-politiques, les théâtres dans la Grèce ancienne, les synagogues, temples et les églises jusque naguère, et peut-être encore un peu dans le cinéma et les séries télévisées : mais c’est cette séparation entre le méta-politique et le politique qui ne marche plus, et qui laisse libre court à la fureur des ressentiments au sein de nos sociétés.
Avec l’aimable autorisation de Réforme, paru le 3 mars 2022.