Le cadre était splendide pour accueillir le colloque des facultés des pays d’Afrique et d’Océanie. Des délégués des facultés de théologie protestante de plusieurs pays d’Afrique (Cameroun, Bénin, RDC, Côte d’Ivoire, Congo-Brazzaville, Rwanda), d’Océanie (Lifou), des Caraïbes (Haïti) et d’Europe (Paris, Montpellier, Bruxelles, Lausanne, Genève) se sont réunis au Lazaret, à Sète, du 11 au 15 septembre 2023. Le colloque était coorganisé par la Cevaa et l’IPT, en particulier la faculté de Montpellier. Cette année, les facultés avaient choisi de se réunir autour de la thématique de l’interculturalité. Il s’agissait de profiter de cette rencontre pour écouter des apports théologiques par différents binômes, mais également pour aboutir à des décisions concrètes, à mettre en place dans un avenir proche. Et bien sûr, les délégués en ont profité pour échanger de manière plus informelle durant les repas, et même parfois, en revenant d’un bain de mer bien agréable.
J’intervenais pour ma part avec ma collègue néotestamentaire, Brigitte Djessou (Upac, Université protestante d’Afrique centrale, Yaoundé) sur la thématique de l’apport du féminisme à la théologie interculturelle. Brigitte n’a malheureusement pas pu être présente à Sète, car elle n’a pas pu obtenir son visa à temps (on a vu là, d’emblée, les difficultés concrètes du travail en interculturalité), mais nous avons échangé via WhatsApp et par e-mails autour de notre contribution. Dans notre contribution, nous avons souligné les éléments suivants.
En situation d’interculturalité, il importe de partir de la diversité des personnes impliquées. Cela peut paraître évident, mais il est nécessaire d’expliciter les différences des uns et des autres, les besoins différents, les attentes, les convictions. La condition féminine n’est pas un absolu qui permettrait de gommer toutes ces différences. Dans le féminisme, cela est analysé notamment à travers la notion d’intersectionnalité. Dans l’analyse des oppressions auxquelles sont confrontées les femmes, il est important de prendre en compte des caractéristiques particulières liées au genre, mais aussi à la race, à l’âge, à l’éducation, à la sexualité, à la classe sociale, à la religion, à la santé et à l’intégrité physique. Cette prise en compte des différences va contre l’essentialisation de la condition féminine, et elle est une préparation au dialogue, plutôt qu’un empêchement. Elle implique une position d’écoute et d’apprentissage des personnes impliquées. Cette position d’écoute implique un dépassement, pas un dépassement des différences ni un dépassement pour être meilleur, mais plutôt un dépassement de sa position pour essayer d’entendre la position de l’autre et d’entrer en dialogue.
Cela pose cependant la question de savoir s’il est utile de réfléchir à une position qui peut être commune aux différentes personnes impliquées, quelque chose qui, malgré tout, transcenderait les différences et constituerait une sorte d’humanité partagée. On peut se demander s’il est souhaitable de rechercher cela. Nous pensons que l’interculturalité doit toujours laisser la place à la diversité et à l’authenticité. Ainsi, Elle s’enrichit de ces deux aspects pour organiser la vie sociale, et elle amène à penser l’intercommunalité dans une approche ouverte à l’altérité.
Une deuxième question associée à cette problématique est la question du but des échanges interculturels : au-delà de la conversation et du dialogue, qui peuvent être un but en soi, y a-t-il, pour le dire simplement, une volonté de changer la position de la personne avec qui on entre en dialogue ? Le féminisme offre des éléments de réponse à ces deux questions.
Contribution du féminisme en situation d’interculturalité
Dans la théorie, le féminisme réfute la possibilité d’une position surplombante, universalisante. Celle-ci constitue inévitablement l’universalisation d’une position particulière et située, qui ne peut pas englober les particularités et caractéristiques de chacun et chacune. Elle contribue aussi à une essentialisation de la condition féminine. Dans sa version la plus simpliste, cela revient à dire que chaque femme fait face aux mêmes défis et à proposer une réponse universalisante, elle aussi.
En pratique, néanmoins, la réalité peut être un peu différente. Brigitte et moi venons de contextes différents et avons vécu des expériences, elles aussi différentes. Notre accès à certaines ressources n’est pas le même. Cependant, nous constatons que dans des contextes où des femmes se retrouvent, quelque chose se joue qui va souvent au-delà des différences. Peut-être est-ce lié au fait que des femmes se retrouvent avec un but commun (apprendre le grec, étudier le Nouveau Testament, répondre à des violences sexistes ou des situations de harcèlement), ce qui permet donc de créer un sentiment collectif. Il ne s’agit pas d’universaliser une position aux dépens des autres, mais plutôt de se retrouver autour d’un but commun.
Cela nous amène à l’interrogation suivante. Comment faire face, en situation d’interculturalité, à des désaccords, des situations où l’on souhaiterait que l’autre change d’avis ou de position, évolue ? Pour la réflexion théologique féministe, la question se pose peut-être surtout en lien avec deux situations concrètes : la position des femmes dans les Églises, notamment la question de l’ordination des femmes, et l’accueil et l’inclusion des personnes LGBTQ+ au sein des communautés chrétiennes. Du point de vue des Églises africaines et européennes, on se trouve là dans des contextes de tension. Si l’on prend par exemple la position de l’Église protestante unie de France, celle-ci consacre les femmes au ministère pastoral depuis les années 1960. En France, plusieurs Églises protestantes acceptent l’ordination des femmes, même si certaines la refusent principalement pour des raisons d’herméneutique des textes bibliques. Au Cameroun, la consécration au ministère pastoral est généralement admise, mais il reste encore des domaines réservés aux hommes dans certaines Églises.
On constate le même écart quant à l’inclusion des personnes LGBT au sein des Églises. Là encore, pour comparer le contexte français et camerounais, l’EPUdF bénit les unions des couples de même sexe depuis le synode de Sète en 2015. Par ailleurs, comme le critère du genre ou de l’orientation sexuelle n’est pas discriminant pour la question de l’ordination des pasteurs, hommes et femmes, l’EPUdF compte dans son corps pastoral des pasteurs ouvertement homosexuels et trans. Dans de nombreux pays africains, cette situation n’est pas possible.
Dans cette situation, le féminisme en appelle à abandonner la position de donneur de leçons (d’un côté comme de l’autre) et donc à ne pas immédiatement penser que l’on sait ce qui serait le mieux pour l’interlocutrice. Plutôt, le féminisme en appelle à des rencontres et des échanges de réflexion pour comprendre l’autre, et pour proposer des informations. Le féminisme interculturel peut se montrer capable de prendre le recul nécessaire pour dépassionner les débats et éviter les prises de position unilatérales. Il s’agit d’abord de sortir de positions où l’on pense savoir ce que l’autre devrait faire, et faire confiance à la capacité d’agir et de penser de la personne à qui l’on parle. Cela ne signifie pas que l’on cache ses convictions à l’autre. Dans la mesure où le féminisme encourage la prise en compte des différences, il importe également de partager ses convictions. Mais ce partage se fait dans l’idée de mieux faire comprendre sa position à l’autre, sans jugement.
Par ailleurs, dans des situations concrètes, Brigitte et moi avons également constaté que la place des femmes, souvent en marge des sphères officielles de pouvoir, permet d’autres types de discussions et d’échanges. Par exemple, quand il s’agit de la question de l’inclusion des personnes LGBTQ+, il est possible dans un groupe de femmes de réfléchir à l’accueil et l’intégration de personnes LGBTQ+ dans les activités concrètes de l’Église, sans pour autant passer par une prise de position officielle de l’Église. Cela contribue à une valorisation de l’autre.
Nous ne voulons pas dire que le féminisme offre toutes les réponses aux défis que pose l’interculturalité. Mais nous tenons à affirmer que, parce que le féminisme réfléchit déjà depuis de nombreuses années aux questions liées aux différences et à l’intersectionnalité, il est en mesure d’offrir un certain nombre d’outils pour modeler les discussions en situation d’interculturalité et devrait être pris en compte de manière systématique dans les problématiques liés à l’interculturalité.